1. L’ŒIL DANS LE CIEL
IL nous regarde.
Nous sommes tous hagards, hébétés, haletants.
C’est un Œil géant, tellement immense qu’il repousse les nuages et masque le soleil.
À mes côtés mes compagnons se sont figés.
Mon cœur bat fort.
Serait-il possible que ce soit…
L’œil géant flotte quelques instants dans le ciel comme s’il nous observait, puis il disparaît d’un coup. Autour de nous le vaste plateau tendu de coquelicots rouges paraît soudain orphelin de l’écrasante présence.
Nous n’osons échanger un mot ou un regard.
Et si c’était LUI ?
Depuis des siècles et des siècles, des milliards d’humains ont espéré ne serait-ce que distinguer SON ombre, l’ombre de SON ombre, le reflet de l’ombre de SON ombre. Et il nous aurait été donné, à nous, d’apercevoir SON Œil ?
À bien m’en souvenir, il me semble que la pupille, insondable tunnel noir, s’était même légèrement rétractée, comme pour faire le point sur nos minuscules personnes.
Pareil à un œil humain scrutant des fourmis.
Marilyn Monroe s’agenouille. Mata Hari est saisie d’une quinte de toux. Freddy Meyer se laisse glisser dans l’herbe, comme si ses jambes ne le portaient plus. Raoul se mord les lèvres jusqu’au sang. Gustave Eiffel reste immobile, le regard perdu au loin. Georges Méliès bat nerveusement des paupières. Certains d’entre nous ont une larme qui coule. En silence.
— Cet iris… Il devait bien avoir un kilomètre de diamètre, murmure Gustave Eiffel.
— Et rien que la pupille faisait au moins cent mètres, complète Marilyn Monroe, impressionnée.
— Cet œil devait appartenir à un être gigantissime, reprend Mata Hari.
— Zeus ?…, suggère Gustave Eiffel.
— Zeus ou le Grand Architecte, ou le Dieu des Dieux, dit Freddy Meyer.
— Le Créateur…, lâche Georges Méliès.
Je me pince très fort. Les autres font de même.
— Nous avons tous rêvé. À force d’imaginer le Grand Dieu là-haut sur la montagne, nous avons été en proie à une hallucination collective, tranche mon ami Raoul Razorback.
— Il a raison. Il ne s’est rien passé, poursuit Gustave Eiffel en se massant les tempes.
Je ferme les yeux pour que le spectacle s’arrête quelques secondes. Entracte.
Il faut dire que depuis mon arrivée sur Aeden[1], planète aux confins de l’univers, je vais de surprise en surprise. Cela a commencé aussitôt touché le sol.
J’ai d’entrée de jeu rencontré un homme agonisant en qui j’ai reconnu l’écrivain Jules Verne. Il m’a lancé d’une voix terrifiée cet avertissement : « Quoi qu’il arrive, surtout n’allez pas là-haut. » Et il a désigné d’un doigt fébrile la grande montagne au centre de l’île dont le sommet était caché par des brumes opaques. Puis, épouvanté, il s’est jeté du haut de la falaise.
Après, tout s’est passé très vite. J’ai été kidnappé par un centaure, conduit jusqu’à une ville rappelant la Grèce antique : Olympie. Là, j’ai appris que j’étais désormais passé du stade d’Ange – symbolisé par le chiffre 6 – au stade suivant d’élévation de conscience, à savoir élève dieu – symbolisé par le chiffre 7. Et que j’allais suivre un enseignement spécial dans une école des dieux.
Les cours sont donnés par les douze dieux du panthéon grec, chacun nous permettant de nous perfectionner dans sa spécialité.
Comme lieu d’exercices, on nous a confié une planète en tous points similaire à notre Terre d’origine. Celle-ci a été baptisée « Terre 18 ».
Héphaïstos nous a appris à y fabriquer de la matière minérale, Poséidon de la vie végétale, Arès de la vie animale. Jusqu’à ce que, enfin, Hermès nous confie à chacun un peuple d’humains avec pour mission de le faire évoluer et proliférer sur Terre 18. « Vous êtes comme les bergers guidant leur troupeau », nous a-t-il lancé. « Comme des bergers »… à cette différence près que si le troupeau meurt, le berger est éliminé.
Car telle est la loi d’Aeden : nous les dieux sommes irrémédiablement liés au destin des peuples dont nous avons la charge. Athéna, déesse de la Justice, a été claire : « Au départ vous êtes 144 élèves dieux. Au final il n’en restera qu’un. »
Pour identifier nos peuples, chacun d’entre nous y a associé un animal-totem. Mon ami Edmond Wells a choisi le peuple fourmi, Marilyn Monroe le peuple des guêpes, Raoul le peuple des aigles et moi le peuple des dauphins.
Au stress de ces étranges études et de cette drôle de compétition viennent s’ajouter deux autres « soucis ». Un des élèves, probablement impatient de gagner, a entrepris d’assassiner un par un ses concurrents. On l’appelle le déicide et pour l’instant, personne n’est arrivé à l’identifier.
Et puis Raoul a eu la plus stupide des initiatives : faire ce qui est strictement interdit, sortir d’Olympie après 22 heures et gravir la montagne pour voir quelle est cette lueur qui brille parfois à son sommet. C’est ainsi que nous nous sommes transformés en alpinistes. Jusqu’à ce que cet œil géant surgisse du ciel…
— Nous sommes fichus, marmonné-je.
— Non, il ne s’est rien produit. Il n’y a pas eu d’œil géant dans le ciel. Nous avons tous rêvé, répète Marilyn Monroe.
C’est alors qu’un bruit de sabots nous rappelle à la réalité et à ses dangers. Pas de temps à perdre. Nous nous accroupissons sous les hauts coquelicots rouges.